Entrevue avec Franck Perrin-Caudron et Benjamin Champlain, co-fondateurs du Jardin Des Matières

Le "Jardin Des Matières" est bien plus qu'un business ou une activité professionnelle pour Franck Perrin-Caudron et Benjamin Champlain, ses deux co-fondateurs. Leurs matières et créations sont habitées par la passion et l'amour du beau, et un niveau d'exigence assez rare caractérise leur démarche professionnelle.

Ensemble à la ville comme à la scène, les deux hommes carburent à l'harmonie : leur "bébé" et showroom, le fameux "Jardin des Matières" qui a donné son nom à leur société, leur relation personnelle et professionnelle, mais également le lien qui les unit à nombre de leurs clients et partenaires...

D'un naturel discret quoique bon vivants, les deux ex-parisiens passionnés d'architecture, de déco et d'art sous toutes ses formes sont de plus en plus en vue et sollicités et ont la tête pleine de projets. Pour autant, Benjamin et Franck restent stoïques et maintiennent le cap vers des réalisations toujours plus évocatrices et raffinées. Rêveurs mais ambitieux, les deux compères ont accepté de se livrer... Entrevue mi-marseillaise mi-asiatique (à l'occasion d'un voyage du duo ).
                                                                                                                                                               

             

1/ Vous vous décrivez comme des artisans... Existe-t-il pour vous une frontière nette entre l'artisanat et l'art ?

Franck : disons tout de suite que la différence entre artisanat et art est assez largement induite par une idée de nomenclature... Parlons plutôt de différence entre artisanat d'art et art.

Benjamin : Nous nous voyons comme des artisans car cela correspond à notre façon de travailler la matière, de façon "organique" et surtout pas industrielle... l'artiste est pour moi seul maître à bord, il puise dans son inconscient pour créer quelque chose de complètement nouveau, du moins en théorie. La part d'inconnu est  sans doute plus importante que dans l'artisanat d'art.

Franck : dans l'artisanat d'art,  le savoir-faire, la maîtrise technique sur la matière est primordiale... L'artiste "pur", utilise ses connaissances techniques comme un moyen pour créer et transmettre une émotion. On peut aussi remarquer que l'idée de respect de la tradition, des "règles de l'art", justement, est souvent centrale dans l'artisanat tandis que l'artiste aura tendance au contraire (surtout pour l'art contemporain ou conceptuel) à envoyer balader le travail de ses aînés avec toujours cette volonté d'être iconoclaste !

Benjamin : on peut aussi ajouter que l'artisan a une idée précise du moment où son ouvrage est fini, achevé. L'oeuvre d'art, elle, n'a pas de finitude pré-déterminée.

Franck : pour conclure et quitte à me répéter, cette différence est largement une histoire de nomenclature. En réalité on peut simplement dire qu'a priori la part "artistique", créative, est moins  essentielle dans l'artisanat d'art. L'artisan d'art est en quelque sorte un artiste "contraint", par l'environnement au sein duquel son ouvrage va s'intégrer, par l'utilité de cet ouvrage, bref par la commande du client/prescripteur, ses gôuts et désirs... D'un autre côté des artistes ont pu, dans le passé notamment, exécuter des commandes avec peu de marge de manoeuvre artistique et nous, artisans d'art,  sommes a contrario laissés très libres parfois en terme de créativité... Tout cela est une question de curseur, de  latitude qu' on aura laissé à l'artisan dans l'exécution de son ouvrage, ouvrage qui pourra la cas échéant devenir... une oeuvre !

2/ Dans votre discours, l'un et l'autre insistez beaucoup sur cette idée d'imperfection de vos créations et matières... Pouvez-vous préciser un peu plus le concept qui sous-tend cette notion d'imperfection ?

Franck : L'imperfection est la trace de la main de l'homme. La beauté est aussi dans cette forme "d'accident", d'inattendu qu'aucun process industriel ne parviendra jamais à reproduire, même avec tous les efforts du monde. C'est un peu comme la différence chez l'humain entre une beauté plastique "parfaite", froide,  et le charme... et ce charme, s'il est difficile à définir,  provient essentiellement de ces petits "défauts"que l'on trouvera aimables, charmants, chez l'autre. Cette conjonction de petites imperfections plastiques, c'est la véritable beauté, le caractère unique, singulier, d'un être dont on peut tomber amoureux ou amoureuse.

De la même façon, on peut opposer en artisanat d'art les notions de perfection et d'excellence. La perfection en la matière n'est ni atteignable ni même souhaitable. On ne doit pas tendre vers la perfection mais vers une notion autre : celle d'excellence. Tendre vers l'excellence c'est tendre vers l'idée de beauté, imparfaite par nature. L'excellence c'est donner le meilleur de soi-même en questionnant sans cesse son travail, les process de fabrication, en stimulant sa créativité par tout moyen, en se remettant en question, en pratiquant la transversalité... Bref il s'agit de chercher à s'améliorer chaque jour, de s'ouvrir au monde, de rester humble tout en connaissant ses compétences et qualités.

Benjamin : Cela implique également une sincérité avec les clients sur ce qu'on leur propose tout en les rassurant sur le résultat / satisfaction en leur garantissant un suivi irréprochable et en amont une vraie écoute.

              

3/ A ce propos, chez certains concurrents on observe une sorte d'égo-trip apparemment surtout dans le domaine du Terrazzo/Granito, exercice particulièrement exigeant tant techniquement que d'un point de vue créatif... Vous en pensez quoi ?

Benjamin : Au Jardin des Matières nous n'avons en aucun cas la prétention, à l'opposé des affirmations de certains concurrents,  de concevoir "les seuls terrazzos authentiques de France" ni de révolutionner ou de réinventer le genre, par exemple ! Déjà, à part concernant l'aspect purement technique, et encore, se prétendre "leaders" n'a tout simplement aucun sens : nous n'avons pas tous les mêmes goûts, la même conception du beau et des choses très différentes peuvent être tout aussi belles selon les subjectivités. Ensuite, s'il s'agit d'être conscient de ses points forts et fier de son travail, il est à mon sens idiot et contre-productif d'adopter un positionnement agressif vis-à-vis de la concurrence.. Si l'on est sûr de son travail, on n'a pas besoin de se vanter et encore moins de dénigrer. De tels positionnements traduisent au contraire une certaine fébrilité, à mon sens.

Au Jardin des Matières on préfère adopter une démarche de partage (et même de transparence sur notre façon de travailler, nos influences etc.) avec tous ceux que la matière intéresse voire passionne, notamment au travers du Magazine sur notre site, avec des articles historiques, culturels, explicatifs et autres.

4/ Vous semblez inséparables voire fusionnels... comment vous répartissez-vous les rôles au sein du JDM, bref : qui fait quoi ?

Franck : nous n'intervenons pas au même moment, mon rôle est de faire naître le projet en relation étroite avec le prescripteur/client. Je reçois les personnes intéressées par ce que nous proposons au showroom du Roucas Blanc, elles découvrent les matières et objets du Jardin, nous échangeons en profondeur à propos de leurs désirs, leurs rêves, leur philosophie... Et de ce processus en quelque sorte maieutique un projet éclot, se dessine. Je suis donc à la fois force de proposition et complètement à l'écoute de la sensibilité de chaque client. Mon hypersensibilité est d'ailleurs clairement un atout dans cette étape.

Benjamin : si Franck fait accoucher, disons que je suis la puéricultrice (rires) ! Je précise la faisabilité du projet, crée la matière,  réalise les échantillonnages qui seront proposés au client, on procède à des réajustements ensemble et ainsi on part sur un projet ficelé de A à Z qui est à la fois totalement en accord avec le désir de notre prescripteur et complètement réalisable par le Jardin et ses équipes.

Pour en revenir à nos rôles respectifs, on peut conclure que chacun de nous est un créatif mais nous n'intervenons pas au même stade du projet.

             

"La Montée" du Jardin Des Matières au Roucas Blanc                           

5/ Le thème du voyage irrigue vos créations ainsi que votre propos : où avez-vous puisé et où puisez-vous encore votre inspiration ? Vos destinations phares ?

Franck : Comme tu le sais nous sommes actuellement en Asie (interview réalisée en partie à distance, ndlr) ce continent nous inspire beaucoup, pour sa population, les philosophies orientales, la culture en général et l'architecture en particulier. Il y a une énergie folle en Asie, en Thailande et au Vietnam notamment, et on est certain d 'y faire tous les jours de nouvelles rencontres intéressantes. Par exemple nous étions hier avec des artisans vietnamiens qui font du Terrazzo et avec qui nous échangeons via internet depuis quelques temps. Nous avons visité leur atelier, on s'échange des informations sur nos savoir-faires réciproques, on compare nos créations, c'est très enrichissant à tout point de vue. Certains de ces artisans sont d'ailleurs devenus avec le temps des amis...

Benjamin : C'est amusant de voir par exemple comment le Terrazzo s'est développé en Thailande et au Vietnam. On trouve de supers applicateurs dans ces deux pays mais chacun a une approche/esthétique différente en relation avec sa culture respective. Ainsi, le Terrazzo Thailandais est plus clinquant, brillant, avec des couleurs très vives, tandis que les vietnamiens privilégient une matière plus sobre, mate ou satinée... De notre côté et vu la francophilie au Vietnam, on a envie d'y amener à terme un peu de "made in France" !

Le Maroc tient aussi une place particulière dans nos coeurs. Nous y allons très régulièrement depuis notre rencontre, il y a plus de 20 ans. Nous y avons tissé des liens solides, amicaux et professionnels... C'est même là qu'est né en grande partie le projet du Jardin des Matières, grâce à tous ces échanges et visites chez les talentueux artisans/artistes locaux, de Fès et Marrakech notamment...  D'où nos Bejmats et Zelliges développés en partenariat avec nos colaborateurs "matiéristes" marocains !

Franck : n'oublions pas l'Europe, et Venise en particulier ! Pour un applicateur de Terrazzo, c'est un peu la mecque !

6/ Quels sont les projets de développement du Jardin Des Matières ?


Benjamin : déja, on avance beaucoup sur le "branding" ces derniers temps, la marque du Jardin Des Matières en tant que telle, les signes distinctifs, notre iconographie, notre "patte" en somme...  on collabore depuis peu avec une directrice artistique parisienne, Emma Brante, qui a beaucoup travaillé avec de grandes maisons.... Nous venons de créer en partenariat avec elle notre poinçon et notre nouvelle baseline est en cours.

Ensuite, tout en restant une structure à taille humaine, artisanale, il nous faut rapidement augmenter notre capacité de production pour le Terrazzo/Granito car nous ne parvenons plus à répondre à une  demande toujours plus importante. Nous lançons actuellement une campagne de crowdfunding dans cette optique, en impliquant la communauté des amoureux de la matière. Il s'agit de financer de façon participative un polissoir manuel qui permettra un travail de la matière plus rapide. Avec de très belles contreparties pour les participants. Enfin nous voulons cette année faire éclore  notre projet autour d'une gamme de mobilier réalisée en collaboration avec des designers et des artistes plasticiens. Proposer à la fois des objets alliant nos différentes matières, comme du béton ciré, de la céramique et du Terrazzo par exemple, et également une collection mettant en oeuvre une seule matière à la fois mais travaillée de façon alternative..

Nous avons par ailleurs développé une gamme d'agencements : crédences, îlots, plans de travail, receveurs de douche, vasques etc.                      

                                      

7 / De quelle façon grandir tout en restant une entreprise artisanale ?

Franck : en développant notre réseau d'ambassadeurs avec des architectes (Franck a étudié 5 ans l'architecture ndlr), des architectes d'intérieur,  des décorateurs... Nous cherchons actuellement la meilleure formule afin de mettre en place un réseau d'applicateurs agréés par le Jardin des Matières, on resterait une sorte de tête de proue. Bref  : élargir notre famille mais de façon horizontale par des collaborations gagnantes/gagnantes avec des professionnels de qualité qui partagent notre vision du beau et de la matière !

8/ Justement, en parlant d'horizontalité... Le Jardin Des Matières semble s'inscrire dans une vraie démarche humaine,  que pouvez-vous nous dire de l'esprit particulier de la "Team" Jardin Des Matières ?

Benjamin : Au Jardin des Matières on cherche et on embauche des personnes avec des qualités humaines "générales" qui serviront de socle aux compétences techniques et créatives, des gens avec une certaine démarche...  pas des cvs !  On va donc privilégier des profils avides d'apprendre, d'explorer, rigoureux mais curieux, prêts à prendre des initiatives, des responsabilités. Notre équipe n'est pas nécessairement composée de gens qui viennent du bâtiment, mêmes si ces compétences sont très utiles. Nos collaborateurs aiment la matière, faire de belles choses et donc s'impliquent naturellement et apprennent vite et bien dans un secteur où il n'existe pas encore vraiment de formations spécifiques, en tout cas trop rares. En ce sens, malgré le rapport d'employeur à salariés, on essaie de rester autant que faire se peut dans une certaine forme d'horizontalité, de s'enrichir mutuellement, de se faire confiance. On a vraiment tout type d'humain au Jardin des Matières, toutes les couleurs, de la mixité hommes/femmes, beaucoup de jeunesse et pas mal de nationalités différentes, et ma foi ça fonctionne plutôt bien ! Je suis fier de la team Jardin des Matières !

9/ Le mot de la fin ?

Benjamin : Aujourd'hui, on ne peut pas faire l'économie du volet environnemental. Chaque entreprise doit faire preuve de responsabilité, chercher à réduire son impact envronnemental au maximum. C'est la raison pour laquelle le Jardin des Matières s'oriente de plus en plus vers des matières premières dites "bas carbone" et si possible issues du recyclage. Donner une seconde vie à la matière quand elle est belle : c'est déjà complètement le cas avec nos granulats de  marbres et d'autres matériaux comme de belles pierres, des tomettes, du verre, des objets divers.

Egalement, nous allons dans les mois qui viennent réaliser des terrazzos avec moins de 1% de ciment présent dans le liant, lequel sera issu de matières recyclées. Le tout avec des propriétés mécaniques et un toucher équivalent à ceux du ciment. Il s'agit d'un nouveau partenariat avec l'un de nos fournisseurs engagé dans l'industrie éco-responsable. Le défi est donc de travailler plus propre sans rien sacrifier à la qualité et à l'authenticité de nos réalisations.

               

 Les Bejmats du Jardin Des Matières

Entretien réalisé par Aaron pour Le Jardin Des Matières



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